Femmes
battues : réquisitoire contre l'indifférence aux assises du Nord
LE MONDE | 24.03.2012 à 09h44 • Mis à jour le 26.03.2012 à 11h33
Par Pascale Robert-Diard
C'est
une sale affaire de violence et de misère. Une de celles auxquelles on rechigne
à s'intéresser parce que tout cela semble trop loin, trop moche et qu'on en a
bien assez comme ça. C'est ce que l'on pensait, au début. Comme sans doute les
six jurés - quatre femmes, deux hommes - tirés au sort devant la cour d'assises
du Nord pour juger
Alexandra
Guillemin, 32 ans, qui comparaissait pour le meurtre de son mari,
Marcelino.
Un
soir de juin 2009, dans la cuisine de leur appartement à Douai, cette mère de
quatre enfants a dit à son mari qu'elle voulait le quitter.
Il a explosé de fureur, a cherché à l'étrangler, elle a saisi un couteau de
cuisine. La plaie dans le cou mesurait 13,5 cm de profondeur. Il est mort sur
le coup, "dans une mare de sang", dit le procès-verbal des policiers. Voilà pour
les faits.
Le
procès s'est ouvert mercredi 21 mars. Alexandra Guillemin comparaissait libre
après dix-sept mois de détention provisoire. Elle s'est assise dans le
prétoire, le visage légèrement incliné, ses longs cheveux sombres noués sur la
nuque, les yeux baissés, les mains posées sur les genoux et elle n'a plus
vraiment bougé. Dehors, c'était le printemps, le ciel était bleu tendre.
Le soleil inondait les murs clairs de la salle d'audience. C'est là, dans cette
lumière si blanche, si crue, qu'une cour et des jurés ont plongé dans la nuit
d'une femme.
Alexandra
avait 17 ans, elle était en première, au lycée, quand elle a rencontré
Marcelino, un Gitan sédentarisé, de quatorze ans son aîné. Elle est tombée
amoureuse, a claqué la porte de chez sa mère qui ne l'aimait guère et rompu
avec son père qui était en colère. Quelques mois plus tard, elle s'est mariée,
le premier des quatre enfants est né et Alexandra Guillemin a renoncé à passer
son bac. Le reste est un long calvaire. Une épouse que l'on viole, frappe,
insulte et humilie. Que l'on menace lorsqu'elle murmure des confidences à sa
sœur au téléphone ou cherche à voir
son père. Que l'on épie quand elle tente de se confier
à l'assistante sociale. Que l'on écrase et engloutit. Au XXIe siècle, dans une
ville française, une ombre dans une caverne.
Pendant
trois jours, un homme ne l'a pas quittée des yeux. Luc Frémiot est avocat
général. Cela fait plus de dix ans qu'il se bat contre les violences
conjugales. Qu'il essaie de secouer
les consciences. Qu'il tonne à l'audience, bat les estrades, s'invite dans les
colloques. Qu'il donne des instructions écrites aux policiers pour transmettre
systématiquement au parquet les "mains courantes" déposées par
les femmes, afin de ne pas laisser
échapper la moindre chance de briser
le silence, d'endiguer
la violence dès le premier coup porté. Pour qu'il ne soit pas suivi d'un
deuxième, puis d'un troisième, qui fait plus mal, détruit plus profond.
Il
l'a regardée, Alexandra Guillemin, lorsqu'à la barre elle triturait son
mouchoir, en répondant d'une voix faible aux questions de la présidente, Catherine
Schneider. Lorsque des larmes roulaient sur son visage à l'évocation
par les voisins, par les rares amis, par les dépositions de ses enfants, de ce
qu'avait été sa vie. Lorsqu'elle chassait de la main les images qui
l'assaillaient, honteuse de devoir
expliquer
ce que son corps avait subi et qu'elle avait toujours tu. Luc Frémiot observait
tout, aspirait tout. Il a dévisagé aussi ces femmes assises dans le public,
dont soudain s'échappait un cri, presque un ordre : "Parle, Alexandra !
Parle !" Il a crucifié du regard cet officier
de police judiciaire
concédant un "dysfonctionnement" quand on lui a demandé d'expliquer
comment et pourquoi son service n'avait pas jugé nécessaire de donner
suite à la plainte que voulait déposer Alexandra Guillemin contre son mari.
Elle avait l'œil tuméfié, on lui a conseillé une main courante et on l'a
renvoyée chez elle parce que "ça ne saignait pas".
Vendredi
23 mars, l'avocat général s'est levé. Ou, plus justement dit, il s'est jeté.
Les notes sur le carnet ne disent ni la voix qui enfle et se brise, ni les
silences, le souffle qui emporte, les mains tendues qui escortent les paroles
jusqu'aux visages concentrés des jurés, le regard suspendu de l'accusée.
"Alexandra
Guillemin, nous avions rendez-vous. C'est un rendez-vous inexorable, qui guette
toutes les victimes de violences conjugales. Ce procès vous dépasse parce que
derrière vous, il y a toutes ces femmes qui vivent la même chose que vous. Qui guettent les ombres de la nuit,
le bruit des pas qui leur fait comprendre
que c'est l'heure où le danger rentre à la maison. Les enfants qui filent dans
la chambre et la mère qui va dans la cuisine, qui fait comme si tout était
normal et qui sait que tout à l'heure, la violence explosera.
Elles
sont toutes sœurs, ces femmes que personne ne regarde, que personne n'écoute.
Parce que, comme on l'a entendu tout au long de cette audience, lorsque la
porte est fermée, on ne sait pas ce qui se passe derrière. Mais la vraie
question, c'est de savoir
si l'on a envie de savoir
ce qui se passe. Si l'on a envie d'écouter le bruit des meubles que l'on
renverse, des coups qui font mal, des claques qui sonnent et des enfants qui
pleurent.
Ici,
dans les cours d'assises, on connaît bien les auteurs des violences conjugales.
De leurs victimes, on n'a le plus souvent qu'une image, celle d'un corps de
femme sur une table d'autopsie. Aujourd'hui, dans cette affaire, nous sommes au
pied du mur, nous allons devoir
décider.
Mon
devoir
est de rappeler
que l'on n'a pas le droit de tuer.
Mais je ne peux pas parler
de ce geste homicide sans évoquer ces mots des enfants : 'Papa est mort, on ne
sera plus frappés'. 'Papa, il était méchant'. 'Avec nous, il se comportait mal,
mais c'était rien comparé à ce qu'il faisait à maman'. On n'a pas le droit de tuer,
mais on n'a pas le droit de violer
non plus. D'emprisonner
une femme et des enfants dans un caveau de souffrances et de douleur.
Je
sais la question que vous vous posez. 'Mais pourquoi Alexandra Guillemin
n'est-elle pas partie avec ses enfants sous le bras ?' Cette question est celle
d'hommes et de femmes de l'extérieur, qui regardent une situation qu'ils ne
comprennent pas et qui se disent: 'Mais moi, je serais parti !' En êtes-vous si
sûr ? Ce que vivent ces femmes, ce qu'a vécu Alexandra Guillemin, c'est la
terreur, l'angoisse, le pouvoir
de quelqu'un qui vous coupe le souffle, vous enlève tout courage. C'est sortir
faire
les courses pendant cinq minutes, parce que celui qui vous envoie a calculé
exactement le temps qu'il vous faut pour aller
lui acheter
ses bouteilles de bière. Et c'est à cette femme-là que l'on voudrait demander
pourquoi elle est restée ? Mais c'est la guerre que vous avez vécue, madame, la
guerre dans votre corps, dans votre cœur. Et vous, les jurés, vous ne pouvez
pas la juger
sans savoir
les blessures béantes qu'elle a en elle. C'est cela être juge, c'est être
capable de se mettre
à la place des autres. Alexandra Guillemin, il suffit de l'écouter, de la regarder.
De voir
son visage ravagé. Mais un visage qui change dès qu'elle parle de ses enfants.
On a beaucoup dit qu'elle était 'passive'. Mais c'est une combattante, cette
femme ! Ses enfants, elle leur a tenu la tête hors de l'eau, hors du gouffre.
Il n'y a pas beaucoup d'amour dans ce dossier, mais il y a le sien pour ses
enfants, et ça suffit à tout transfigurer.
Sephora, Josué, Saraï, Siméon ont 13, 11, 8 et 6 ans aujourd'hui, ils vous
aiment, ils seront votre revanche.
Nous,
la question que nous devons nous poser,
c'est : 'De quoi êtes-vous responsable, Alexandra Guillemin ?' Quelle serait la
crédibilité, la légitimité de l'avocat de la société qui viendrait vous demander
la condamnation d'une accusée, s'il oubliait que la société n'a pas su la
protéger ? Alors, je vais parler
de légitime défense. Est-ce qu'au moment des faits, Alexandra Guillemin a pu penser
qu'elle était en danger de mort ? Est-ce qu'en fonction de tout ce qu'elle a
vécu, subi, elle a pu imaginer
que ce soir-là, Marcelino allait la tuer
? Mais bien sûr ! Cela fait des années que ça dure. Alexandra a toujours été
seule. Aujourd'hui, je ne veux pas la laisser
seule. C'est l'avocat de la société qui vous le dit : vous n'avez rien à faire
dans une cour d'assises, madame. Acquittez-la !"
Vendredi
23 mars, six jurés - responsable de paie, retraitée, techniciens, ingénieur,
assistante d'achat - et trois magistrats professionnels l'ont écouté. Et d'une
sale affaire de violence et de misère, si loin, si moche, ils ont fait un grand
moment de justice, si proche.
Pascale Robert-Diard
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