La philosophe française, Élisabeth Badinter dénonce la peur de la gauche devant
l’oppression du religieux. Elle appelle aujourd’hui à Bruxelles à se battre
pour la laïcité.
« Ceux
qui me traitent de lepéniste sont de mauvaise foi. Il est évident qu’en citant
Marine Le Pen, je voulais souligner sa perversité. Par ailleurs, je ne suis pas
l’avocate d’une laïcité dure, ni fermée, ni ouverte, ni même positive. Je
milite pour le respect de « la » laïcité.
L’obscurantisme
est-il de retour, selon vous qui avez consacré votre vie à l’étude des
« Lumières » ?
Vous appuyez
là où ça fait mal. Ce sont d’ailleurs les propos que je vais tenir à
l’université ce vendredi. Je pense profondément que nous sommes dans une
période de régression et que la philosophie des Lumières est de plus en plus
battue en brèche.
Ce que nous
avons peut-être eu la faiblesse de considérer comme acquis, est remis en cause
tous les jours. Il me paraîtrait impensable qu’on puisse annuler la peine de mort,
et en même temps, je me dis qu’il pourrait y avoir une volonté de le faire.
Cela vaut aussi pour la politique de la justice, le traitement de la
délinquance. Et la laïcité.
Pourquoi ce
retour en arrière ? La faute aux circonstances économiques ?
Elles sont
de fait la cause essentielle, – quand on a peur, on est en état de régression.
La délinquance, qui est réelle, se nourrit de l’absence de travail. Mais la
crise économique n’explique pas tout. Pour moi, la diffusion de plus en plus
grande dans le monde entier, du multiculturalisme, est un désastre.
C’est-à-dire ?
Avec le
multiculturalisme, on a grignoté peu à peu la raison universelle, qui veut
qu’on pense d’abord à ce qui nous unit, avant ce qui nous distingue.
Aujourd’hui,
on considère que le droit à la différence est le summum de la liberté. La
philosophie anglo-saxonne du « différentialisme » domine :
chacun, dans sa communauté, fait ce qu’il veut. Cela revient à signer d’une
certaine façon la mort de la philosophie des Lumières, qui a résonné en termes
tout à fait opposés. Elle proclame en effet que pour avancer, il faut
considérer les essentielles ressemblances entre tous les êtres humains, quelles
que soient nos différences.
Ainsi, en
votant le mariage pour tous, la France – un pays qui n’est pas à l’avant-garde
–, a – enfin – considéré les homosexuels comme identiques à nous, appartenant
au même genre humain avec les mêmes droits. On a appliqué la philosophie de la
ressemblance. C’est une victoire. Peut-être la dernière.
Vous êtes
pessimiste ?
Oui, parce
que cette philosophie multiculturaliste séduit énormément les jeunes, qui
trouvent qu’on appartient d’abord à sa communauté, avant d’appartenir à une
collectivité plus large. C’est chacun chez soi. J’ai très peur de régressions.
Cet enfermement, cette fierté de la différence sont terribles. Au contraire de
la philosophie qui met en exergue ce qui nous unit, et qui est, elle, un
puissant facteur de paix entre les hommes.
Que faut-il
pour renverser cette tendance au repli ?
Il faut
convaincre et tenir à certains principes. C’est au nom de ces principes que
j’ai lutté contre la Burqa. Il faut aussi développer la tolérance.
Le
multiculturalisme pourrait pourtant être considéré comme le rejet du racisme,
puisque la différence est valorisée ?
Le multiculturalisme,
c’est le séparatisme, et pas la solidarité, car chacun s’aligne sur sa
communauté et l’universalisme se meurt.
Mon
pessimisme se fonde aussi sur le retour en force du religieux. Les religions,
puisque c’est elles qui nous séparent, ne sont pas des facteurs de paix dans
une certaine partie de la population. Je dirais même que plus que le religieux,
c’est le cléricalisme qui est en cause. La loi religieuse veut de plus en plus
imposer sur l’espace public. Et je le dis autant pour les salafistes, les
musulmans radicaux que pour la montée en puissance de l’orthodoxie chez les
Juifs. J’ai ainsi été stupéfaite par cette tentative des Juifs extrémistes de
Jérusalem l’année dernière de séparer les sexes dans les bus et d’instaurer une
police de la jupe.
Je
pense que les Musulmans, Belges ou Français ont besoin aussi qu’on les aide et
qu’on les encourage à un Islam des Lumières, qui a pris en compte l’évolution
du temps. Mais il ne faut pas être naïf, il existe des sectes – les salafistes
– qui mènent une guerre de tranchées visant à enfoncer nos propres principes.
C’est inadmissible. Et là, il faut tenir. L’espèce de soumission à la religion,
de l’extrême gauche et d’une grande partie de la gauche, est un désastre. Comme
si le religieux devait l’emporter sur tout et que tous devaient se soumettre à
ses diktats.
A l’ULB
(Université Libre de Bruxelles), où vous serez prochainement distinguée, ce
débat est très vif. Entre les partisans d’une laïcité très stricte et ceux
d’une laïcité ouverte aux expressions religieuses? La journaliste essayiste
Caroline Fourest a ainsi été prise à partie?
J’ai vu les
images. C’est d’une violence extrême, qui n’a pas sa place à l’université.
Qui sont les
porteurs de Lumières ?
Nos
démocraties occidentales sont horrifiées à l’idée d’être accusées
d’intolérance. Et comme au moindre mot qui n’est pas conforme à l’acceptation
générale, vous êtes taxé d’islamophobe, d’antisémite, de raciste, de lepéniste,
la peur d’être stigmatisé ferme la bouche à beaucoup de gens. Ce qui me chagrine
le plus, c’est que la gauche, que je respecte, a été saisie par cette terreur.
Or il ne faut pas avoir peur, mais avoir le courage de tenir sur ses principes.
L’étude du
passé vous aide-t-elle à comprendre comment la raison peut se réimposer?
La leçon à tirer
du passé est qu’il y a toujours un moment de révolte. Dans l’histoire de la
philosophie des Lumières, il y a un moment où l’oppression exercée par les lois
religieuses est trop forte, alors qu’elle est appliquée à des gens qui évoluent
intellectuellement et socialement. Et ces gens disent « ça suffit ».
Cela peut prendre des siècles évidemment. Ce qui me fait peur dans la
régression actuelle, c’est le refus de l’enseignement, de la part d’enfants
dans certaines écoles publiques. Car c’est à l’école qu’on apprend à exercer sa
raison critique, à essayer de mettre un peu à distance ses préjugés et ses
croyances.
C’est
l’école qui s’adapte à ces croyances ?
Exactement.
On est passé du « cogito » au « credo ».
Le mot d’ordre dans beaucoup d’écoles est: «Surtout ne choquez pas les
croyances et les préjugés de vos élèves.» Si on ne peut plus apprendre l’esprit
critique à l’école, où d’autre? C’est impossible.
Une autre
forme de repli sur soi, nationaliste et régionaliste est très présente en
Europe ?
C’est un repli
identitaire – ma région, mon pays d’abord – et c’est affligeant. Que ce soit
d’un côté (ma religion) ou de l’autre (ma région), c’est le triomphe du
différentialisme.
Le politique
a encore la capacité à faire changer les choses ?
Bien sûr. Il
suffit d’un homme de grand talent et doté de charisme. Pour le moment, on en
manque sérieusement. Partout. Nous sommes dans une « honnête médiocrité ».
Il y a de grandes personnalités qui émergent, mais pour l’instant, il n’y a pas
de parole fédératrice forte autour d’un projet. En France notamment, tous sont
un peu tirés du même moule, soumis au politiquement correct: on a du mal à
avoir une parole totalement sincère parce qu’on a peur de heurter l’un ou
l’autre. Du coup, on a une espèce d’eau tiède un peu partout.
On a cru en
Obama ?
Quelle
déception ! Il avait séduit le monde entier, tous voulaient un Obama chez eux.
Ah ! S’il avait eu un peu plus de consistance politique. On peut changer le
monde avec la parole. La politique n’est pas morte, à condition d’avoir du
courage.
Le Premier
ministre belge Di Rupo essaye depuis trois ans d’éviter une séparation et de
faire vivre ensemble deux communautés déchirées. Cela vous inspire-t-il un
commentaire ?
Je vois cela
de très loin, mais j’admire ceux qui ont l’art du consensus. »