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mouvement des femmes Iraniennes

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Thursday, December 12, 2013

La condition de possibilité du don, c’est l’égalité


by delphysyllepse

Christine Delphy, avec la collaboration de Sylvie Duverger
Cet entretien a paru en 2012 dans le n° 39 de la revue du Mauss, « Que donnent les femmes ? ». Il est republié ici avec l’aimable autorisation des Editions La Découverte.

Revue du MAUSS. — Pensez-vous que le paradigme du don (donner, recevoir, rendre) soit adéquat pour penser les rapports sociaux de sexe ?

Christine Delphy. — Le paradigme de Marcel Mauss a certes son intérêt. Mais il ne peut pas servir de clé universelle pour penser l’ensemble de la structure sociale. Il ne peut pas se substituer aux concepts de classe sociale, à la compréhension de la société – de toute société – en termes de rapports de force et d’exploitation. Le don et le contre-don ne peuvent se concevoir qu’entre égaux : entre chefs de villages, ou chefs de famille. Mais pas entre chefs (de région, de tribu, de famille) et subordonnées. Les femmes sont des subordonnées. La situation des chefs, des dominants, leur existence même, dépend de l’existence de dominées, comme l’existence des dominées suppose l’existence de dominants.
« La situation des femmes est un sujet de révolte. » Tel était le point de départ de ma réflexion dans Pour un féminisme matérialiste, publié en 1975 [Delphy, 2009, p. 259]. Et, malheureusement, ce constat reste d’actualité. C’est une platitude qui devrait être reconnue d’emblée, et que le paradigme du don escamote tout autant que l’extrême majorité des approches anthropologiques ou sociologiques. Ces approches non féministes contribuent à rendre invisible, et donc perpétuer, l’oppression des « femmes ».

RdM. — En quels termes plus précisément le féminisme matérialiste pense-t-il les rapports entre les « hommes » et les « femmes » ?

C. Delphy. — Le féminisme radical et matérialiste consiste à partir de l’oppression des femmes, qui est sociale et n’a rien de naturel. Pour ma part, j’ai interrogé le contrat qui lie l’épouse à son chef, et comment elle en vient à « donner » sa force de travail à un homme dont elle assure l’entretien quotidien tout en étant elle-même considérée comme entretenue par lui dans la mesure où son salaire à elle est inférieur, voire inexistant [Delphy, 2010, p. 81]. Comme le capitalisme, le patriarcat est un système d’exploitation économique, quoiqu’il ne soit pas que cela. Á la différence du capitalisme, il n’extorque pas du surtravail, mais du travail : le mode de production domestique constitue la base économique du patriarcat. De même que le capitalisme construit des classes et scinde la population en capitalistes et prolétaires, de même que le racisme scinde la population en « esclaves » et « propriétaires » (d’êtres humains), le patriarcat divise la population en « hommes » et en « femmes ». La biologie n’a rien à voir dans ces segmentations, la domination violente et la dépossession des classes dominées des moyens de production de leur existence y a tout à voir.
Pour encourager les femmes à supporter des situations matrimoniales d’exploitation, l’amour ne suffit pas. Il faut le concours des discriminations dont elles font l’objet sur le marché du travail et de la norme, qui les persuade que la vie en couple hétérosexuel est leur destin, la carrière qu’elles doivent faire, sous peine de mener une existence à tous égards défaillante.
L’exploitation économique des femmes est accomplie par l’accaparement des moyens de production par les hommes, laquelle exploitation transparaît dans les règles d’héritage et dans le contrat de mariage ; à cette dépossession matérielle s’ajoutent les violences symboliques sexuées et les violences physiques, qui constituent une menace permanente [Hanmer, 1977 ; Chetcuti, Jaspard, 2007]. Á ces appropriations et menaces privées s’ajoutent les préférences patronales, donc le système capitaliste lui-même qui, allié aux ouvriers et employés masculins et à leurs syndicats, maintient les femmes dans les emplois inférieurs et sous-payés. Il en résulte que, outre le fait qu’elles sont exploitées sur leur lieu de travail salarié, les femmes accomplissent gratuitement 80 % des tâches domestiques : elles « donnent » donc, encore aujourd’hui, une part conséquente de leur force de travail et de leur temps, alors que ces services « rendus » leur seraient rémunérés si elles les accomplissaient hors du foyer [Delphy, 2009 et 2010 ; Dumontier et al., 2002 ; Goldberger, 2011].
Mais la préférence masculine ne fait pas qu’exploiter les femmes : elle réserve aux hommes les postes les mieux payés, dans tous les emplois et dans toutes les professions, et les préserve ainsi de la concurrence de la moitié de la population. Encore et toujours, les femmes occupent les emplois les moins qualifiés, sont moins payées, plus nombreuses à temps partiel et au chômage [Maruani, 2011]. Bien que leur niveau d’études soit désormais supérieur à celui des hommes [Ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, 2010 ; Observatoire de la parité, 2011], en 2011 l’Insee ne comptabilise que 11 % des couples au sein desquels les salaires sont égaux. Et moins le salaire d’une femme est élevé comparativement à celui de son compagnon, plus elle a la charge des tâches domestiques [Bauer D., 2007]. Nous vivons sous un régime d’illusion qui nous fait apparaître l’exploitation comme une scorie du passé appelée à disparaître comme par magie. Les statistiques, en réalité, invalident la thèse que certainEs persistent à défendre d’un commerce entre les sexes exceptionnellement harmonieux en France[1], sans parler des fantasmes masculinistes d’une prétendue domination des femmes. La charge des enfants, les travaux domestiques grèvent les emplois du temps des femmes, les épuisent, les empêchent de penser leur aliénation et d’accéder à leur autonomie. Inlassablement, depuis quarante ans, nous dénonçons cela [Régnier-Loilier, 2009 ; Delphy, 2009, p. 129 ; 2001, p. 293 ; Guillaumin, 1992, p. 29 sq ; Mathieu, 1991, p. 155 sq].

RdM. — Pourquoi, à votre avis, l’assignation, en elle-même contradictoire, des femmes au don ?

C. Delphy. — Les représentations des femmes comme dotées d’une vocation naturelle au don, à l’altruisme – cette idéologie dont le sens commun est l’expression ordinaire et de nombreux travaux « scientifiques » l’expression sophistiquée [Delphy, 2009, p. 259] – servent bien évidemment les intérêts de la classe des hommes. Les potentialités du corps femelle, la grossesse, l’accouchement, l’allaitement ne légitiment ni n’expliquent que les femmes soient assignées à la quasi-totalité de l’élevage des enfants ; il pourrait aussi bien être institué que les hommes prennent soin des enfants après leur naissance, et l’on trouverait alors toutes sortes de « raisons naturelles » à cela ; la couvade atteste d’ailleurs d’une autre possibilité d’arrangement social… Mais rien de plus tenace que le naturalisme en matière de division sexuée du travail. Dans le troisième des Manuscrits de 1844, Marx lui-même a tenu pour « naturel » et nécessaire « le rapport de l’homme à la femme ». Or affirmer la naturalité de l’hétérosexualité conduit à tenir la famille hétérosexuelle et la division sexuée du travail pour fondées en nature. La question de l’origine de la subordination des femmes – celle de leur assignation au « don » et à la dépossession d’elles-mêmes – fait sans cesse retour, mais toutes les réponses que l’on prétend y apporter sont nécessairement des robinsonnades [Delphy, 2009, p. 33 sq, 91 sq, 293 sq]. Ces élucubrations sont obtenues par transfert de nos représentations et de nos valeurs dans une « préhistoire » que l’on postule présociale. Or il n’existe pas d’en deçà ni d’au-delà du social. Le culturel (qui est le produit du social) ne transforme pas une réalité qui lui préexisterait : il est la réalité, la seule réalité [Delphy, 2001, p. 336 sq]. L’humain et le social, ou le culturel, sont indissociables, donnés ensemble et créés l’un par l’autre, c’est une prémisse anthropologique [ibid., p. 101]. La « nature » n’est rien d’autre qu’un ensemble de limites qui bornent nos entreprises, et les limites de l’action ne sont pas données une fois pour toutes, elles évoluent [Delphy, 2010, p. 183].

RdM. — Pensez-vous, comme le disent nombre de psychanalystes, anthropologues et sociologues – et Beauvoir elle-même [1976, I, p. 36] – que les hommes envient la fécondité des femmes, qu’ils sont, par là même, voués à une womb envy, un kindneid, des envies d’être enceints, d’enfanter qui ne le cèderaient en rien au penisneid imputé aux femmes, voire qui excèderaient de beaucoup cette « envie du pénis » ?

C. Delphy. — On ne peut pas parler de la « fécondité des femmes », en tout cas on ne peut pas en parler comme si c’était un fait naturel. Tout d’abord, dans la nature, certains mammifères – dont les mammifères humains – portent les petits, d’autres pas. Nous appelons femelles les premiers, mâles les seconds. Mais ça, c’est nous. Les animaux, quant à eux, s’associent, se groupent et se divisent selon d’autres critères[2]. Ensuite, dans les sociétés humaines, le mot « hommes » n’est pas la façon « polie » de nommer des mâles. Ou plutôt : d’où vient que nous fassions cette distinction et l’appliquions à tout le règne animal… dans la limite où c’est pertinent, car beaucoup d’animaux ne sont pas « sexués » entre « femelle » et « mâle » et par conséquent tout ce qui est utile à la reproduction n’est pas supporté par le même individu [Hoquet, 2011]. Ne serait-ce pas parce que cette distinction sert à masquer le genre ? Et qu’est-ce que le genre ? Le genre, ce n’est pas le « sexe » (« femelle » / « mâle ») hypostasié, conduit à occuper des terrains qui ne le concernent pas, même si beaucoup de gens continuent à croire qu’il en est issu. Le genre est la division de l’humanité en deux groupes hiérarchiquement ordonnés : « les hommes », groupe d’en haut, et « les femmes », groupe d’en bas. Cette division, qui n’empêche pas d’autres divisions (de race, de classe, de caste, etc.), n’est pas « fondée » sur le sexe, elle est marquée par le sexe, qu’elle sert d’ailleurs à inventer comme catégorie : elle prend le sexe pour marqueur, comme le racisme prend la couleur de la peau ou la morphologie du visage pour marqueur.
Ce n’est pas le « sexe » au sens des organes génitaux qui induit le surcroît de travail des femmes et toutes les autres oppressions dont elles sont victimes. Donc, dire « les femmes portent les enfants » n’est pas un énoncé factuel et neutre. « Les femmes », dès lors qu’elles sont nommées en tant que « femmes », en tant que membres du genre inférieur, appartiennent déjà à un groupe asservi. Et c’est dans ce groupe qu’on trouve les individues qui portent des enfants. On nous répond que ce n’est pas un hasard si, depuis « la nuit des temps » (comme si nous connaissions les temps et leur nuit !), ce sont les individues qui portent des enfants qui sont opprimées. Et l’on prétend expliquer le système patriarcal, par exemple, par la jalousie que les individus qui ne portent pas les enfants éprouveraient à l’égard des individus qui peuvent en porter, jalousie qui les conduirait à essayer de s’approprier ces derniers. On fait valoir, à titre d’explication de la « libido dominandi » qui les animerait [Bourdieu, 2002, p. 43, p. 69, p. 140 sq], que les hommes envient le lien entre la génitrice et ses enfants. Ou bien on affirme que le Père doit séparer l’enfant de la mère (et que le patriarcat assure en quelque sorte le passage de la nature à la culture), ce que disent, en des termes différents, Freud, Lacan et même des psychanalystes qui se prétendent féministes, comme Juliet Mitchell [Delphy, 2001, 227].
Mais ces considérations psychologisantes consistent à tenir pour naturelle une psychologie qui suppose la valorisation préalable du fait de disposer d’une descendance biologique, alors qu’il n’existe pas de subjectivité, et a fortiori pas de psychologie avant les rapports sociaux. Elles contribuent à masquer que le lien entre mère et enfants est construit et que la responsabilité vis-à-vis de « ses » enfants est culturelle. Toute parenté, et toute filiation est sociale, et il n’est pas nécessaire de porter des enfants pour qu’ils vous appartiennent.
Le fait de prêter aux êtres humains qui ne peuvent pas porter d’enfants le désir d’avoir des enfants auxquels ils seront assurés d’être apparentés biologiquement est en réalité une vision occidentale – récente – de la filiation, calquée sur la dimension biologique qu’on naturalise. Dans la filiation romaine, dont nous avons hérité, le « biologique » n’importait pas. La règle était, elle est toujours en France, que le père est celui « indiqué par son mariage », bref : le mari de la mère. Mais cette institution est affaiblie par de récentes lois. Même les féministes sont victimes de ces œillères et de cet ethnocentrisme : ainsi Mary O’Brien estime-t-elle que les hommes s’approprient les femmes afin de parvenir à conquérir « le sens de leur continuité biologique », qu’ils perdraient, en quelque sorte, en se dépossédant de leur semence, déposée dans un corps de femme [O’Brien, 1981]. Comme si le sperme était la seule sécrétion corporelle dont un homme se trouve « dépossédé » au cours de son existence (ou dont il se libère ? car tout est affaire d’interprétation et de point de vue). Comme si conquérir « le sens de sa continuité biologique » n’était pas une exigence des seules sociétés patriarcales occidentales ! En outre, cette thèse de l’envie court-circuite une question essentielle : même si les hommes envient les femmes, cela n’explique pas qu’ils se les approprient. Car cela suppose qu’ils aient les moyens de cette appropriation : ce qui est passé sous silence par la plupart des auteurEs, y compris féministes. C’est pourtant la question essentielle. Ne pas répondre à cette question, alors qu’on prétend expliquer la domination masculine, c’est faire la preuve qu’en réalité on la présuppose : on suppose que les hommes ont le pouvoir d’asservir les femmes. Mais si un groupe a les moyens d’en exploiter un autre, qu’il a le pouvoir de s’approprier les individuEs de ce groupe, la question de ses « motivations » est totalement superflue [Delphy, 2009, p. 207 sq].
Il est possible de tenir la capacité gestationnelle de celles qui sont socialement produites comme « femmes » pour un avantage ou un handicap, mais ce qu’il faut encore et toujours souligner, c’est que l’intérêt pour cette capacité, ou sa dévalorisation, ne précède pas le genre. Il y a certainement des « hommes » qui désirent être enceints, de la même façon qu’il existe des êtres présumées capables de porter des enfants qui n’en portent pas, par impossibilité ou par choix. Quand c’est par choix, celui-ci n’est pas reconnu parce qu’on survalorise la maternité et qu’on y déchiffre la vocation de la « vraie » femme : ce que devient un être humain physiologiquement capable de porter des enfants une fois soumis au système de genre. On doit ici renvoyer à Beauvoir, à laquelle les différencialistes reprochent sa démystification de la maternité [Beauvoir, 1976, II, 330 sq]. Il faut se méfier des pensées qui, à l’instar de celle développée par le courant « Psy et Po » dans les années 1970, s’emploient à définir « la Femme » par sa capacité à être mère, à accueillir l’altérité. Et l’on risque de verser dans ces conceptions lorsqu’on fait de cette possibilité des êtres devenus « femmes » l’explication du système patriarcal [Delphy, 2009, p. 207 sq]. Ce courant de la néo-féminité ne tient aucun compte du désir et de la capacité d’autonomie des femmes, et il conforte le masculinisme. Si les femmes détiennent le « vrai » pouvoir – celui de mettre les enfants au monde, puis de les élever –, tous les autres pouvoirs peuvent, et même doivent, demeurer aux mains des hommes sans que l’on y trouve à redire ?! Voilà le genre de sophistique auquel s’adonnait Michel Schneider dans le contexte de la candidature de Ségolène Royal aux précédentes présidentielles [Schneider, 2007, p. 32]. On est ici en plein naturalisme puisqu’on attribue les rôles sociaux des « sexes » (catégories fabriquées) à la « nature » naturelle – c’est-à-dire avant l’existence de la société – de chacunE.


RdM. — Mais que répondez-vous à celles et ceux qui disent que ce sont les femmes, et seulement elles qui « donnent la vie », qui mettent au monde des enfants, et que cela, qui relève de la nature, ne peut pas ne pas être sans effet sur la construction sociale de la différence des sexes ?

C. Delphy. — Je leur réponds que le naturalisme est l’idéologie la mieux partagée. Shulamith Firestone elle-même, la fondatrice du féminisme radical anglophone, n’a pas su se distancer de l’idéologie patriarcale sur ce point, puisqu’elle fait découler l’oppression des femmes du « handicap naturel » des grossesses [Firestone, 1972 ; Delphy, 2001, p. 229]. On a dit que les « femmes » ont été subalternisées parce qu’elles ne pourraient subvenir à leurs besoins seules quand elles sont enceintes puis qu’elles forment la dyade « naturelle » avec le/la nouveau-née. Mais l’observation de sociétés de chasseurs et cueilleuses permet de s’apercevoir qu’une cueillette quotidienne de quelques heures fournit une quantité suffisante d’aliments et ne relève pas d’une activité sportive à laquelle une femme enceinte, sauf exception, ne saurait s’adonner ! [Delphy, 2009, p. 207, p. 234] Ensuite, c’est si peu un instinct naturel qui pousse la mère à allaiter et à assumer les soins infantiles que le système patriarcal doit exercer des pressions incessantes pour qu’il se réalise. Sans parler de l’endoctrinement qui commence dès la petite enfance : on met très tôt des baigneurs et des poupées dans les mains des petites filles. Depuis 2010, le « bébé glouglou » les encourage même à mimer l’allaitement. En revanche, on exclut les petits garçons de ces « jeux », on se moque même d’eux, on les emmène même chez unE pédopsychiatre s’ils y manifestent un quelconque intérêt [Collectif, 2007]. Et aussi longtemps que la dyade mère-enfant passe pour une association naturelle, l’exemption quasi complète de l’élevage des enfants dont jouissent les pères (et qui est fort bénéfique à leur carrière) paraît « naturelle », nécessaire et légitime [Delphy, 2010, p. 140-141]. Enfin, on fait bon marché de l’institution de l’hétérosexualité obligatoire, qui est intimement liée au patriarcat, et de la fabrication de la dépendance économique des femmes vis-à-vis des hommes.

RdM. — Comment expliquez-vous la résistance que nous constatons, en France, au savoir développé dans les études de genre, résistance présente jusques et y compris au sein des sciences sociales, et non pas seulement chez les députéEs et les sénatrices/sénateurs de droite opposéEs à l’introduction d’un questionnement sur la naturalité de la « différence des sexes » et sur les rôles sociaux sexués ?

C. Delphy. — Un peu d’histoire est nécessaire pour prendre la mesure d’une extraordinaire résistance française aux Lumières féministes [Delphy, ibid., p. 100]. Dans les sciences sociales et humaines, à la suite d’Ann Oakley, en Angleterre et aux États-Unis, le concept de genre a été développé pour traduire l’aspect social et hiérarchique de la division sexuée [Oakley, 1972 ; Delphy, 2010, p. 293]. Pour ma part, j’ai usé du terme de genre dès 1976 [Delphy, 2009, p. 159 sq], mais en France, en dépit de la distinction entre le sexe social et le sexe biologique développée par Beauvoir dans le Deuxième sexe dès la fin des années 1940, la résistance au concept de genre a témoigné d’une ténacité particulière. En fait, l’opposition que suscite aujourd’hui l’introduction des lycéenNEs aux rudiments du genre se situe dans la lignée du rejet violemment sexiste dont le Deuxième sexe a fait l’objet au moment de sa publication [Chaperon, 2002, p. 357 sq ; Galster, 2004]. La teneur hétéronormative des « arguments » des croiséEs antigenre va de pair avec une défense de la complémentarité des sexes, nécessairement antiféministe.
En 1970, j’avais dû signer d’un pseudonyme mon premier article, L’Ennemi principal, pour des raisons militantes, mais aussi professionnelles, car il était alors très périlleux de développer une pensée explicitement féministe si l’on voulait faire une carrière universitaire. Aujourd’hui, c’est moins difficile, mais bien évidemment, lorsqu’on fait le choix de critiquer le système de genre qui structure la société dans son ensemble, on doit s’attendre à rencontrer des obstacles. La revue Questions féministes, que nous avons fondée en 1977 avec le soutien de Simone de Beauvoir, a été le fer de lance des études féministes en France, menées hors de l’Université et de la recherche subventionnée, au moins jusqu’à ce que nous dénoncions l’absence scandaleuse des thématiques féministes aux Assises de la recherche de 1981, et obtenions qu’un colloque leur soit consacré en 1982, à Toulouse. Á la suite de ce colloque, en 1983, l’action thématique programmée (ATP) du CNRS a marqué le début de l’institutionnalisation des études féministes en France. Les études de genre ont connu en France une évolution à contre-courant de celle qui avait lieu dans les autres pays occidentaux. Tandis que les spécialistes-hommes des pays anglophones ou de l’Europe du Nord ont intégré les analyses critiques développées par l’épistémologie féministe, en France, un faux universalisme réduit au silence toutes celles et ceux qui ne sont pas identifiables au sujet masculin-et-blanc. Les publications féministes sont beaucoup moins nombreuses ici que dans des pays voisins comme l’Angleterre, et Nouvelles questions féministes ne doit sa survie qu’à son rattachement, en 2001, au Centre en Études  de genre LIEGE, de l’université de Lausanne, en Suisse.
Il faut dire que, dans les années 1990, au sein de l’Université, la problématique de la domination de genre a été discréditée au prétexte qu’elle relèverait d’un point de vue militant et donc ascientifique. Le réputé Pierre Bourdieu a défendu ce point de vue dans laDomination masculine : en délégitimant les chercheuses féministes, qu’il a pillées sans les citer, il légitimait son discours (et tentait de faire oublier que ce discours était énoncé d’un point de vue de dominant) [Bourdieu, 1998 ; Devreux, 1998 ; Mathieu, 1999 ; Louis, 1999]. Comment ne pas reconnaître que toute élaboration théorique, en particulier du social, défend des intérêts, et qu’elle est d’emblée politique ? Cette neutralité autoproclamée témoigne d’un manque flagrant d’esprit autocritique, elle est inconciliable avec les exigences de la « Science », et pourtant elle a persuadé beaucoup de chercheurs français [Delphy, 2010, p. 131-135, 306]. Les femmes peuvent être des objets d’étude dignes de l’intérêt de spécialistes masculins, mais non pas des sujets étudiant, et surtout pas des sujets déconstruisant leur oppression.
En 1995, à la Conférence mondiale sur les femmes qui s’est tenue à Beijing (Pékin), la France, se distinguant en cela des autres pays, a estimé judicieux et légitime, pour représenter les études féministes, d’y envoyer trois hommes et une seule femme. Ce genre d’aberrations perdure : dans les années 2010, il reste possible que des hommes tiennent un séminaire sur les questions de genre et de sexualité sans faire intervenir de femmes autrement qu’épisodiquement… Or la compréhension des « amis mâles de la libération des femmes » s’arrête, sauf rarissime exception, là où la véritable libération commence [Delphy, 2009, p. 168].
En France, même ceux qui font profession d’étudier le genre comme ce qui structure la société dans son ensemble [Bourdieu, 1990 ; 2002] remettent les femmes à « leur » place (celle d’objets). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, depuis le printemps 2011, l’évocation au lycée de l’arbitraire du genre et la déstigmatisation corrélative des personnes LGBTQI[3]aient rassemblé contre elles la direction de l’enseignement catholique, des psychanalystes, des philosophes, des professeurEs des sciences de la vie et de la terre et des parlementaires de droite. La menace de la déshumanisation que nous ferait courir la remise en question de la naturalité de la différence des sexes et de l’hétérosexualité est en fait brandie depuis les années 1990 [Béraud, 2011, p. 230-231 ; Favier, 2011 ; Fassin, 2008, p. 225 sq]. Le pacs, le mariage gay ou lesbien et l’homoparentalité ont inspiré les mêmes rhétoriques apocalyptiques que l’introduction des problématiques de genre au lycée. Si la jeunesse découvre que « la différence des sexes », l’hétérosexualité et les rôles de genre sont construits, donc contestables, et si le sexisme, la lesbophobie etc. sont délégitimés au lycée, on va finir par avoir du mal à persuader les femmes qu’elles ont vocation à vivre avec un homme, à faire des enfants et à prendre soin d’eux ! Et qu’adviendra-t-il si elles sont de moins en moins convaincues que ceux de « l’autre sexe » sont mieux dotés qu’elles pour occuper les postes à responsabilité ? Et s’il n’y a plus d’autre sexe ? Il n’y aura plus désir, plus de sexualité, plus de subjectivité structurée et pensante, bref, plus d’humanité ; à la place, nous prédisent-ils/elles, régnera la confusion.
Bref, la résistance au concept de genre est essentiellement résistance à la notion de sexe social, elle vise à préserver le système de genre, qui maintient les femmes dans des positions subalternes et opprimées.

RdM. — Lors de l’enquête réalisée en septembre 2011 à l’initiative du Laboratoire de l’égalité, 84 % des répondantEs ont reconnu qu’ils véhiculaient malgré elles/eux des stéréotypes sexistes. Pensez-vous qu’une « séduction démocratique » – pour reprendre la formulation d’Éric Fassin [2011a ; 2011b] – soit possible tant que les normes de genre persisteront et que l’égalité entre les sexes, les classes et les races demeurera un idéal ?

C. Delphy. — Une séduction « démocratique » (ou « séduction féministe ») est bien le genre d’idées qu’on peut développer dans des temps réformistes. Il n’est pas mauvais en soi d’être réformiste et de vouloir améliorer les conditions actuelles. Mais dans ce cas, si on se veut réaliste quant au chemin qu’on peut parcourir étant donné ses propres forces, il faut aussi être réaliste quant aux buts auxquels on peut parvenir. Il ne faut pas s’imaginer que, avec ces moyens limités qu’on est prêt à mettre en œuvre, l’on puisse parvenir à une société idéale. Vers celle-ci il n’y a pas de raccourci, seulement une longue marche. On ne peut pas viser une séduction féministe dans une société fondée sur l’inégalité structurelle des sexes, des races et des classes. On ne peut que viser à réduire l’oppression ; et, en ce qui concerne les rapports interpersonnels, à diminuer la part de contrainte qui est partie intégrante de cette inégalité. Quant à imaginer une séduction féministe ou une autre vision harmonieuse des rapports entre groupes antagonistes, il est évident qu’on ne le peut pas tant que ces groupes sont définis par la domination des uns sur les autres. On ne peut pas non plus imaginer se défaire de cette domination si l’on ne comprend pas que cette disparition implique nécessairement la disparition de ces groupes mêmes en tant que groupes sociaux (évidemment pas leur élimination physique).
On ne peut, aujourd’hui, dire ou définir ce que seraient les rapports interpersonnels dans une société où les gens ne seraient plus répartis et divisés en groupes définis par leur subordination ou leur domination. Car nous ne savons pas à quelles utopies mèneraient ou mèneront les combats pour la libération des groupes dominés. Ces utopies se modifieront forcément au cours des luttes, et à cause des luttes, car ce qu’on imagine aujourd’hui sera transformé par ce qui sera possible demain, quand, grâce aux luttes, les rapports entre groupes auront un peu évolué ; puis après-demain, quand ils auront évolué un peu plus. Le possible aujourd’hui ayant changé, l’utopique pour demain change aussi. Les buts et les utopies dépendent de chaque situation historique, et chaque nouvelle étape amène de nouvelles possibilités qui n’auront pas été imaginables à l’étape précédente. Le rapport entre la lutte et l’utopie est un rapport dialectique, et imaginer une utopie fixe est une vision statique de l’histoire, donc une vision anhistorique. L’idée même de séduction est conditionnée par le moment actuel : quand et si les conditions d’une séduction féministe ou démocratique seront réalisées, il se pourrait que la séduction n’apparaisse plus si importante…


Références bibliographiques

Bauer D., 2007, « Entre maison, enfant(s) et travail : les diverses formes d’arrangement dans les couples », Études, Recherches et statistiques, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), n° 570, 1er avril. [En ligne :] Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide.>
Beauvoir S. de, 1976 (1949), Le Deuxième sexet. I et II, Gallimard, Paris.
Béraud C., 2011, « Les autorités catholiques face à la question du genre », in Gross M., Mathieu S., Nizard S. (dir.), Sacrées familles. Changements familiaux, changements religieux, Érès, Paris.
Bourdieu P., 2002 (1998), La Domination masculine, édition augmentée, Le Seuil, « Points Essais », Paris.
— 1990, « La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 84, septembre.
Chaperon S., 2002, « 1949-1999 : cinquante ans de lecture et de débats français », inDelphy C. et Chaperon S (dir.), Cinquantenaire du Deuxième sexe, Syllepse, Paris.
Chetcuti N., Jaspard M., 2007, Violences envers les femmes, Trois pas en avant, deux pas en arrière, L’Harmattan, Paris.
Collectif, 2007, Contre les jouets sexistes, L’Échappée, Paris.
Delphy C. (dir.), 2011, Un troussage de domestique, Syllepse, Paris.
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[1] La controverse sur le prétendu « féminisme à la française » a opposé, au printemps 2011, d’une part les féministes, d’autre part les pseudo-féministes partisanEs d’une « singularité française » en matière de rapports entre les sexes [Habib, Ozouf, Raynaud, Théry, 2011]. Dans les années 1990, s’inspirant de Michelle Sarde et de Philippe Raynaud, Mona Ozouf a défendu l’idée que les Françaises jouiraient d’un contre-pouvoir lié à la séduction qu’elles exerceraient sur les hommes et qui suffirait, en quelque sorte, à compenser leur quasi-absence des instances politico-économico-culturelles du pouvoir [Ozouf M., 1995, p. 12 sq et p. 323 sq]. L’invention d’un féminisme « à la française », quasi masculiniste, est parallèle à celle d’un « French feminism », destiné à conforter des positions antiféministes aux États-Unis [Delphy, 2001, p. 336 sq].
[2] Voir à ce sujet, dans ce même numéro de la Revue du MAUSS, l’article très éclairant de Michel Kreuter : « De la notion de genre appliquée au monde animal ». (NdR)
[3] Lesbiennes, gays, bisexuels, trans’, queer, intersexes.

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